Ma Diagonale de Fous 2006

23h00 nous sommes bloqués dans les bouchons alors que je pensais être arrivé sur le parking pour 23h,
soit 2 heures avant le départ. Ce n’est pas grave, je ne vais pas perdre mon énergie à stresser. D’une
part ça ne changera rien au problème et si je suis dans un bouchon c’est que tout le monde va au stade de
Saint-Philippe. Je commence donc ma préparation dans la voiture : préparation des pieds, dernier complément
alimentaire, hydratation. Nous arrivons vers 23h30 sur le parking. Je sors de la voiture avec grande hâte
pour une commission devenue plus qu’urgente. Premier gag de mon aventure : alors que je me croyais planqué
entre 2 voitures, 3 occupants de la voiture derrière laquelle j’étais allument leur voiture se demandant qui
était là puis 2 copains à eux arrivent, frontales allumées, vers le véhicule. Si j’avais pu je serai rentré tout
entier dans ma casquette. Je retourne hilare à ma voiture pour finir la préparation de mes pieds. Je termine
par le remplissage de mes 2 poches d’eau (l’une à l’eau pure, l’autre avec de l’Isostar pour alterner suivant
les besoins et les envies). Je suis enfin prêt et m’en vais pointer au départ à 50mn seulement du départ. J’ai
presque honte d’avoir si rapidement terminé mes derniers baisers à ma famille, mais je dois satisfaire aux
contrôles puis me positionner  dans le sas pour terminer ma préparation mentale. J’en profite pour retrouver
Abdel un copain rencontré voici un an en métropole. Les cracheurs de feu, les danseuses et les percussionnistes
nous mettent dans l’ambiance. Le cœur bat la chamade mais bizarrement je n’ai pas peur. Je suis concentré
sur ce que j’ai à faire et archi conditionné pour suivre à la lettre mon plan d’attaque et ne rien tenter de stupide
qui puisse amenuiser mes chances d’arriver. Un petit coup de fil à Fred pour le rassurer et pour me permettre de
faire comme s’il était à mes côtés comme sur les 100km où il m’accompagne toujours. La pluie est bien au
rendez-vous mais je suis prêt à l’affronter. Je visualise autant que possible en maîtrisant ma respiration. Chaque
difficulté que je visualise m’amène à penser à Eric. Je dois tenir parole et finir ces 800 derniers mètres quoi qu’il arrive.

Le départ est donné comme à chaque fois dans une ivresse de folie indescriptible. Ca part aussi vite que pour un
10km avec 2 chicanes en moins de 50m sur un chemin où ne passe qu’une voiture. Galvanisés par les hourra nous
fonçons tête baissée dans la nuit affronter le volcan. Je ne suis pas parti depuis 5mn que je cogite : « Antoine
m’attend à l’arrivée avec la tenue officielle pour franchir la ligne avec moi », « Je dois franchir la ligne d’arrivée
pour Eric pour ne pas avoir de regrets jusqu’à la fin de mes jours », « Ma femme est inquiète il faut que j’arrive
"propre" à chaque point de rencontre pour ne pas l’inquiéter », « Tous les copains en métropole sont derrière
moi,
tu n’as pas le droit de les décevoir », … Je me fais même rire tout seul dans l’ascension du volcan alors que je suis
parti un peu fort en me disant que je lui dirai si j’arrive « Calmos Ludo, fais pas ton Hubert … ». Le rythme est
élevé
et ma pochette ventrale dans laquelle je porte mon appareil photo et mon téléphone me tape sur le bide. Je commence
à ressentir quelques coliques. 15mn que je suis parti et me voilà obligé de me jeter dans le décor pour assouvir un besoin
naturel insoutenable. Je repars agacé de devoir attaquer plus encore pour remettre dans mes rétros un maximum de
coureurs qui s’ils se trouvaient devant moi dans la 2ème moitié de l’ascension me ralentiraient. 15 mn plus tard je suis
contraint à la même obligation naturelle. Le temps perdu ne m’inquiète plus car je suis très préoccupé par mes douleurs
abdominales et la déshydratation dont je vais inexorablement être victime. Je repars sacoche à la main pour limiter les
impacts sur mon ventre malade. 15 mn encore tard, me voilà une troisième fois contraint à l’arrêt. Je suis vraiment
inquiet car je sais également qu’au cours de cette montée le froid va se faire de plus en plus gênant et dans cette
situation ce n’est pas très compatible. Je bois plus qu’à l’accoutumée pour limiter ma déshydratation. Psychologiquement
je suis porté par la mémoire d’Eric et je ne peux me résigner à envisager un abandon où que ce soit, même sur blessure.
Mes bandages aux chevilles assurent parfaitement leur fonction sur ce terrain impraticable, en revanche mon genoux
gauche me fait de plus en plus mal. Je me suis mis un bon coup de genoux dans une pierre en escaladant mais en fait
je n’ai pas mal sur l’impact, j’ai mal sur l’extérieur. Mentalement même si l’effort est important je me sens bien car je sais
où je suis et ce qui m’attend. Sorti de la forêt qui m’a une nouvelle fois fait penser au fait que je tournais dans
« l’évadé d’Alcatraz » (les pieds du coureurs 1m devant moi sont à la hauteur de mes yeux et nous nous accrochons
après arbres et pierres pour passer chaque obstacle tous les mètres), nous attaquons la partie haute du volcan
soumise au vent. Je m’arrête très vite pour mettre mon coupe-vent et mes gants car il fait très froid. Durant ces 2400m
d’ascension le froid est de plus en plus pesant et l’absence totale de lumière un handicap certain par rapport à l’année
dernière où nous étions partis 1h plus tard. Nous longeons le volcan en éruption pour arriver au ravitaillement du volcan
justement, où m’attendent Delphine et les enfants. J’arrive tétanisé par le froid dans les bras de ma chère et tendre,
elle-même frigorifiée malgré pulls, blouson, bonnet et gants. Delphine finalise mon camelbak de rechange et me
fournit pantalon de course, pull de haute montagne, bandeau de ski et 2ème coupe vent pendant que je mange solide
et salé qu’elle m’avait préparé. Le jour vient à peine de se lever, les couleurs sont superbes, mais je n’ai qu’une
hâte : repartir ! D’autant plus qu’à mon grand désespoir je suis arrivé avec 45 mn de retard par rapport à 2005,
ce qui n’entre pas du tout dans mes plans pour battre mon record. J’enlève un seul coupe-vent et repars emmitouflé
alors que j’avais prévu ma tenue pour la chaleur. Alors que je reprends la route j’entends et vois Anaïs me courir après
et m’encourager ce qui évidemment me booste comme jamais. Je n’ai pas parcouru 500m que je franchis un bout de cratère
et m’en veut de ne pas avoir suffisamment d’expérience de la Réunion pour n’avoir pas su que le jour se levant de l’autre
côté je serai inondé par le soleil. J’hésite à faire demi-tour mais je décide de continuer : c’est de ma faute, je n’ai qu’à
payer ! La traversée de la plaine des sables passe plus vite que prévu, il faut dire que je passe mon temps à m’insulter
intérieurement de cette erreur, car non seulement j’ai trop chaud (une tenue pour courir dans la neige en plein soleil !)
ce qui va me pénaliser avec une surchauffe corporelle et un arrêt obligatoire en plus, mais surtout j’ai laissé à Delphine
casquette et lunettes de soleil alors que je crains le soleil …J’ai tellement la rage de m’être trompé et de commencer
ce défi avec un tel handicap que j’attaque à tout va dans la plaine des sables. J’enchaîne la montée du mur qui se
dresse devant nous jusqu’à l’oratoire Sainte Thérèse. J’ai très très chaud, je ne peux plus repousser mon déshabillage.
J’arrive tout en grimpant à ôter mes vêtements en jouant avec mon camelbak. J’ai réussi à tout enlever pour ne plus être
qu’en maillot, il ne me reste plus que mon collant long. Il me tient réellement chaud mais je veux regagner du temps
et j’ai doublé pas mal de monde dans cette ascension alors tant pis pour moi je continue avec. Alors que je bascule
de cirque après avoir atteint le sommet, je m’arrête enfin pour enlever mon collant façon arrêt au stand. Cela tombe bien
j’ai les chaussures pleines de sable volcanique qui est particulièrement abrasif. La descente vers Mare à Boue est la
première occasion pour moi de vérifier que j’ai bien retenu quelque chose de mon expérience sur le grand raid
en 2005. La montagne est impraticable ! Il n’y a qu’un enchevêtrement de roches dans une descente terrible. Je tente
le coup comme les meilleurs Réunionnais, à savoir descendre à fond sans se soucier d’où l’on pose les pieds puisqu’il faut
rebondir dès l’impact entre la chaussure et le sol effectué. Ca marche, l’adrénaline monte en flèche car je sais qu’une
seule hésitation, qu’une demie seconde de frousse et ce sera la chute avec des dommages corporels importants. Je termine
toute la descente sans dommage avec une certaine satisfaction d’avoir franchi le cap. Les montées et les descentes
se succèdent à travers une nature toujours aussi dense et sauvage. Après les pierres vient le temps des ornières
à travers les champs que nous dévalons. Certaines mesurent jusqu’à 80 cm de profond pour 30 cm de large.
On enchaîne les sauts de fils barbelés qui délimitent les champs car nous tirons tout droit dans la descente. Nous montons
en courant des échelles en bois ou en fer. J’attaque toujours car je suis déçu des 45mn perdues pour monter au volcan.
Un peu trop d’ailleurs car pour éviter une chute dans une ornière je me rattrape sur des barbelés qui m’ouvrent la main
et 2 doigts. Pas le temps de soigner, je poursuis la main pissant le sang en serrant le poing pour limiter la perte. Comme tout
s’enchaîne, je perds le capuchon protecteur de l’embout de mon camelbak, je me rends compte que j’ai perdu mon serre
poignet de Saint Etienne dans mon déshabillage express et je suis obligé de me servir de mes mains pour franchir certains
obstacles ce qui me fait un beau mélange de sang et de terre sur mes blessures. Enervé par toutes ces petits problèmes
bénins je pense à Delphine et aux enfants que j’ai déjà fait poiroter plus que prévu, à Eric et Orlane pour me prouver
que mes problèmes sont vraiment bénins et à tous les copains de métropole qui doivent encore dormir à cette heure-ci.
J’arrive à Mare à Boue sous les applaudissements des spectateurs massés sur les bords. Cela me regonfle encore
un peu plus pour attaquer. J’appelle alors Delphine pour lui dire qu’elle se prépare à me donner mes affaires et qu’elle
me sorte mon repas. Horreur elle m’annonce qu’elle n’est pas arrivée. Je ne lui en veut pas mais les noms d’oiseaux
fusent. Je crie à pleins poumons car cette journée est pour le moins très mal partie. Je fais demi-tour sur 1km pour aller
à son encontre alors qu’elle court avec les enfants pour m’amener mes différents sacs. Je me change et je mange
une énorme purée-jambon sur le bord d’un fossé. Il fait très chaud mais le vent qui se lève et les nuages qui s’accolent
à la montagne me font peur vu comme la journée a débuté. Avant de partir je calcule et recalcule. C’est incroyable, Delphine
est arrivée en retard car en fait non seulement j’ai récupéré mes 45mn de retard mais je suis même 15mn en avance
sur mon temps prévisionnel. Je repars gonflé à bloc par cette nouvelle et d’avoir vu ma famille dans de meilleures conditions.
J’attaque l’ascension jusqu’au coteau Kerveguen le pied au plancher. Je suis si heureux d’être revenu dans les temps
pour que tous ceux qui me suivent ne s’inquiètent pas que j’en ai la chair de poule. Je double des concurrents
exténués. Si notre espoir à tous est d’arriver coûte que coûte je suis heureux tout de même de voir que je tiens mieux
que certains, même si dans l’ultra-raid on bascule vite d’un état à un autre. Je suis toujours victime de douleurs
abdominales qui sont certainement la conjonction d’un effort violent, d’une digestion en cours, d’une forme de gastro
et des impacts de ma sacoche ventrale. Il me faut m’arrêter subitement car je ne peux plus faire un pas. Je saute
dans les fougères, tant pis pour les écorchures. La chaleur est terrible, je tourne ma casquette tantôt devant,
tantôt derrière mais il n’y
a aucune position idéale car sur la tête elle me tient chaud et m’empêche d’être
ventilé alors que sans il n’est pas envisageable de rester 2 mn. J’ai beau m’en souvenir je tombe toujours dans le
panneau : lorsque je ne vois plus le haut de la montagne ou que l’on redescend de quelques dizaines de mètres
je rêve que je suis enfin arrivé au sommet. Arrive enfin ce sommet où en une fraction de seconde se présente devant nous
le vide, il faut entamer la descente vers Cilaos. Il faut descendre des marches formées par des racines mouillées et
couvertes de boues ou des pierres qui sont entre 80cm et 1m50 de haut les unes des autres. Il y a un torrent
à traverser et surtout de nombreux échelles métalliques verticales pour descendre les bouts de falaise de 3 à 5m.
C’est le moment de tout mettre et d’aller à fond pour passer cette descente qui est sans aucun doute la plus
vertigineuse du parcours. Je fonce, pour ne pas dire je vole de pierre en pierre. Je ressens encore plus d’émotions
que lors d’une descente à fond d’une piste noire en surf. Comme sur un nuage, je double pas mal de concurrents
qui se bloquent sur un arbre pour me laisser passer sur ce passage large comme une paire de chaussures. Je me prends
tellement au jeu dans cette descente de folie que je joue avec les locaux habituellement fiers de prouver aux « extérieurs »
 ou aux « zoreils » qu’ils sont les plus forts sur ce terrain. Je pense aux copains et aux copines du club, car je sais
que je ne devrais pas mais je joue à leur mettre la pression en revenant sur eux à toute vitesse puis à les stresser
en faisant du bruit et en restant à quelques centimètres de leurs baskets jusqu’à ce qu’ils finissent par craquer
sous la pression et me laisser passer. Cela n’a aucun intérêt pour la course mais mon esprit joueur est trop fort
pour que je résiste. J’enrhume une quinzaine de locaux. L’un d’entre eux me dit « Ti to fou toi » puis un autre « didon ti
fehai
un bon ièvre aou ». La descente terminée me voilà au pied d’un mur de 900m d’altitude que je m’étonne encore
d’avoir pu descendre. Contrairement à l’année dernière je ne me fait pas avoir en pensant être arrivé à Cilaos
où m’attend ma famille. Je sais qu’il faut encore descendre, traverser une rivière facile puis remonter pour enfin
arriver à Cilaos. Mon genou me fait terriblement mal sur ce petit kilomètre de route puis sur ces grosses énormes
pierres sur lesquelles il me faut sauter. Pris dans la vitesse et l’intensité de la descente de Kerveguen je n’y portais
pas attention, mais désormais je ne ressens plus que ça. A tel point que le magnifique paysage qui m’entoure
défile sans même que j’y porte attention. J’arrive enfin à Cilaos où les danseuses et les tamtam nous accueillent.
Je rentre sur le stade et voilà enfin ma famille. Je me laisse aller sur la pelouse pour 10mn de relaxation, ensuite
vérification du nouveau camelbak qui m’a été préparé avec quelques ajustements vestimentaires. J’ai tellement eu froid
sur le volcan que j’ai les pires craintes pour la nuit qui m’attend avec ce sac dans le cirque de Mafate. Les bisous,
les photos et le massage de mon genou : tout est bon ! Je ne vais pas voir les kiné qui sont présents car j’ai trop
peur qu’ils me cassent en me faisant travailler des muscles dont je maîtrise la cinématique qui me convient
et surtout qu’ils ne m’annoncent une mauvaise nouvelle pour mon genou. Ma femme me soigne et me nettoie
à nouveau les plaies pleines de terre de ma main gauche. Je repars après un dernier repas solide à base de pâtes
et de poulet pour tenir la nuit. Même si je fais mieux que l’année j’ai beaucoup de mal à partir car je sais que
je suis désormais seul pour 15h environ et une nuit complète. Je prends plaisir à perdre du temps pour quelques
bisous et photos supplémentaires. Delphine est fatiguée car elle a fait nuit blanche et conduit sans cesse
sur des routes dangereuses. Cela m’inquiète car elle m’a promis de dormir avant de partir mais je la connais.
J’ai désormais 15mn d’avance sur mon temps prévisionnel car je me suis abandonné 50mn à ma famille
(45 dans l’enceinte du stade et 5mn en dehors) plutôt que 30 comme prévu. Je passe un coup de fil à Patrick
un ami local qui a déjà parcouru 4 fois la Diagonale des Fous et qui me conseille, puis j’appelle Fred
car j’ai besoin d’entendre la voix de celui qui me suit, me connaît, me pousse et me calme sur chacun
de mes 100km. Cela semble le rassurer aussi. Ce satané col qui fait gravir de 950 d’altitude commence …
par une longue descente. Comme l’année dernière je m’agace en pensant que je descends pour remonter
encore plus. J’ai de plus en plus mal au genou à tel point que j’en pleurerai et surtout je commence à me déhancher
pour compenser. Il me semble impossible de tenir plus du double de la distance sachant qu’il me reste à
traverser Mafate et que j’ai 2 ascensions de 950 et 1250m à réaliser. Comment vais-je annoncer à mon fils qui m’attend
avec la tenue officielle de la Diagonale des Fous pour franchir la ligne d’arrivée que j’ai abandonné ? Comment dire à ma
femme et ma fille qui auront parcouru près de 500km en voiture, couché dans celle-ci et eu froid sur les sommets
que j’ai lâché en route ? Comment expliquer à mon sponsor qui m’a en premier lieu fait confiance que je n’étais pas à la hauteur
de celle-ci ? Comment vivre avec cet abandon alors que l’un des mes objectifs prioritaires était de parcourir les 800m
qui auront manqué à la vie de mon ami Eric ? Tout me fait très mal, me blesse, me vexe mais la pire des remarques
est la dernière. Elle me déchire, me sort les larmes mais me permet de continuer et d’accepter de reporter ces questions
à un peu plus tard. Je suis exténué mais je continue en me disant que si je craque il sera trop compliqué de revenir
en arrière et que ma famille sera déjà partie. Plus je me sors les tripes pour continuer dans cette ascension vertigineuse,
plus je pense à Eric pour accepter ma si faible peine du moment. Je regarde chaque coin en me demandant s’il me serait possible
de me coucher dans un coin avec ma couverture de survie pour me ressourcer. J’ai mal au bide de devoir lever les pieds
si haut, j’ai mal au genou avec un ligament externe qui me brûle en toute position, j’ai mal au cœur en pensant à Eric
qui ne me quitte pas une seconde, je n’arrive plus à ma alimenter avec mes douleurs gastriques, je n’arrive plus à boire
car pour cela il me faudrait m’arrêter (sans quoi il m’est impossible d’avoir assez d’air pour poursuivre), je ne veux pas
m’arrêter car l’effort est considérable lancé il serait donc impossible de repartir d’un arrêt, mon cœur bat entre 116 et 126
pulsations minutes, soit très bas, et pourtant je suis en manque complet d’air, il fait très très chaud et je n’ai plus rien
à enlever sur moi. Je suis au plus mal, à un point que je n’ai jamais connu jusque là. A la traversée d’un torrent je m’arrête
pour me détremper le corps et boire de l’eau fraîche, même si il y a des algues au milieu, je prends le risque. Je pense même
subitement que Delphine a vraisemblablement oublié de me donner ma dose d’Isostar ce qui veut dire que je vais passer
la nuit complète avec un fond de poche. Je n’ai rien pour me sortir de l’impasse. Dans ma tête le dialogue se résume
à « Je suis à bout j’abandonne, tant pis pour toutes celles et ceux que je vais décevoir », « penses à Eric, ta douleur
est misérable par rapport à celle d’une disparition. Et tu as promis de passer la ligne pour lui … ». Je sais que c’est moi
qui ait voulu me lancer ce défi. Je sais aussi la chance que j’ai de pouvoir me lancer dans pareille aventure. Je pense à
mes parents, à ma mère sa tripotée de maladies graves et à mon père, sportif toute sa vie et aujourd’hui handicapé moteur.
Je repousse ainsi mon problème presque durant 2 heures. Je suis tellement déçu de ne pas être à la hauteur pour mon copain.
A chaque fois que je rêve d’en avoir terminé parce que je vois le sommet, je n’ai à peine le temps de me réjouir que
m’apparaît la suite. Elle est interminable cette ascension. Lorsque j’arrive enfin au sommet du col du Taïbit, je m’arrête
une minute pour apprécier non pas d’avoir tenu mais d’avoir repoussé mes problèmes, pour admirer le paysage qu’offre
l’ouverture sur le cirque de Mafate et enfin pour boire car j’ai bu si peu en regard de l’effort consenti que je suis
totalement déshydraté. Je m’alimente également car je sens que je n’ai plus de force et que ma vue a tellement baissé
que je vois flou. Je reçois un SMS de soutien d’un copain. Au beau milieu de nulle part cela a quelque chose d’étrange car je
suis au fin fond de la montagne dans un cirque qui n’est accessible qu’en hélicoptère et je reste malgré tout relié au monde.
Quel bonheur, je le relis 2 fois n’y croyant pas. Du coup j’attaque la descente vers Marla mentalement remonté, en revanche
mon genou n’en peut plus. Je suis obligé de marcher dans cette descente une nouvelle fois abrupte et dangereuse. J’ai les nerfs
à vif, car j’ai mal mais surtout j’ai fait cet effort qui m’a tant coûté de gravir le Taïbit pour au final ne pas avoir le plaisir
de redescendre à fond comme je l’aime. Un nouveau SMS me parvient, je prends le risque de le lire en sautant de pierre en pierre.
J’ai envie de pleurer une nouvelle fois tellement cela fait du bien. Comment vais-je leur annoncer mon abandon ? Il n’est pas
raisonnable pour ma santé d’aggraver ma blessure et surtout je ne me sens pas capable de supporter cette douleur encore plus de
15 heures. Tant pis le SMS m’a donné des frissons, je poursuis. De toute manière pour Eric je dois tenter le coup, je vais donc jusqu’à
Marla en sautant comme je peux. Tout à coup j’entends des pierres chuter d’au dessus de moi, je poursuis en ayant l’oreille
attentive. C’est un concurrent qui revient sur moi. Je sais que je suis stupide mais tant pis quitte à abandonner autant abandonner
les armes à la main, je déboule la moitié de la descente qui me reste au taquet. J’ai l’impression que mon genou part à vrille et
qu’à chaque impact avec le sol je reçois un coup de marteau sur le coté du genou. Je reçois un coup de fil de mon pote Fred qui
s’inquiète de mon état et de ma progression. Je suis hyper heureux de l’entendre car cela me ramène à des moments de joie
dans la vie comme dans le sport. J’essaye de ne pas trop l’inquiéter car je sais qu’il va être déçu quand je devrai lui annoncer
mon abandon. Je dois raccrocher rapidement car la descente ne me permet pas de multiplier les tâches. Mon poursuivant se rapproche
de moi alors je lâche vraiment tout tant pis, il faut que ça tienne. Je tiens jusqu’au poste de contrôle. J’ai le moral qui remonte
d’avoir tenu mais physiquement c’est la fin car à mon arrivéer je ne peux plus marcher. Je suis résigné, les boyaux me tortillent car
je vais devoir abandonner. Je me rends vers le médecin (il y en a un tous les 4 CP environ) qui me confirme qu’il s’agit bien
de mon ligament externe qui me fait souffrir. Il n’a aucun médicament et n’a pas le droit de m’en donner c’est donc foutu.
Il me propose de passer voir une kiné qui est là pour un blocage de mon genou afin de voir si je peux continuer ainsi.
Elle passe mon rouleau complet d’Elastoplast autour de mon genou. Il fait froid dès que l’on s’arrête mais elle a la bonne
idée de me couvrir dans une couverture. Elle est amusante, me fait sourire et me bloque tellement bien le genou.
20 minutes de perdues, mais je repars avec le fol espoir que cela m’emmène un peu plus loin, même si cela n’a pas du tout
résorbé ma douleur. De Marla à Trois Roches ont descend de près de 400m de dénivelée en sautant sur des rochers.
J’ai l’impression de faire une séance d’épilation à chaque foulée tellement le strap me bloque et que ma foulée a besoin d’amplitude.
Est-ce ma faute en voulant tester ce bandage miraculeux ou est-ce le bandage qui était mal fait, en tout cas à peine 500m
que je suis parti que la partie sous le genou se décolle. Je la recolle mais vu les mouvements que je fais cela ne peut pas tenir.
Du coup je me retrouve avec un genou toujours aussi douloureux mais avec en plus un strap qui pendouille et me gêne. Je pense à Eric
pour me dire que mon problème n’est rien et que je suis si déçu de ne pas avoir le niveau pour franchir la ligne d’arrivée comme prévu.
Je pense aussi à la déception d’Anne-Cécile Martinot qui me fait confiance depuis 2 ans sur mes projets les plus fous et qui ne
pourra pas se servir de mon aventure pour en tirer quoi que ce soit pour son Groupe. J’ai tellement honte que je voudrai
disparaître sans avoir à me justifier de cette faiblesse. Un SMS arrive à nouveau et me rappelle que je vais finir à la mémoire d’Eric.
Cette confiance me fait autant de bien d'y croire que de peine de ne pas être en mesure d’y arriver. J’arrive enfin à Trois Roches
où parmi les 5 bénévoles se trouve une infirmière. Elle me voit bien embarrassé avec mon bandage et mon genou qui gonfle.
Elle me fournit de l’Elastoplast voyant que je n’en ai plus et me fait cette fois un bandage dont les boucles sont triplées. Elle m’indique
aussi que je peux prendre du paracétamol pour la douleur mais que je dois faire attention car je risque d’amplifier ma blessure
puisque pendant un moment je ne sentirai plus ma douleur mais que la blessure ne sera pas pour autant soignée. Je tente le coup
n’ayant plus rien à perdre en espérant en premier lieu calmer ma douleur. Pour le reste je serai vigilant. Je repars, après 15mn
d’arrêt non prévu, à l’ascension de Roche Plate. Sur le Road-book cela se trouve 120m plus bas, malheureusement il y a 400m de
dénivelée positive. C'est-à-dire qu’il va falloir beaucoup monter et descendre pour seulement 120m de dénivelée. Cela commence
par la traversé du torrent dans lequel l’on m’a fait tomber l’année dernière. Je saute de pierre en pierre avec attention d’autant plus
que la nuit est tombée. Mais alors que j’arrive à 3m du bord je ne vois plus de chemin idéal sans risque. Je prends la corde de
sécurité (la seule de toutes les traversées du raid) et au même moment un concurrent derrière moi fait de même. Je me sens partir.
J’hurle dans ma tête « Ah non pas 2 fois ! » puis je la lâche pour retrouver tant bien que mal mon équilibre. J’invective le gars
qui me suit pour qu’il la lâche car j’en ai besoin. Je finis enfin ma traverser, sain et sauf mais surtout sec ! Je pense à Bruno Lacroix
et j’essaie de me souvenir de tous les conseils donnés dans Jogging International pour monter avec le moindre mal. Penser à Bruno
me fait penser à Chocho et à Philippe Remond, mais je décide d’oublier notre prochain défi ensemble au MDS 2007 pour me consacrer à celui
que je vis en l’instant. Je suis suivi d’un coureur qui s’appelle Christian et qui a lui des petits soucis de cheville. Je rattrape un Réunionnais
qui a l’air à l’aise dans cette montée, cela me permet de m’imposer un rythme. Mais bien vite je lâche prise car si mon cachet commence
à faire effet sur ma perception de la douleur je viens de passer les 90km de course et j’accuse une certaine fatigue tant physique que
psychologique. Je suis tout seul dans cette ascension alors je redouble de vigilance car je ne peux plus suivre une frontale.
Ma douleur me laissant tranquille j’essaie de penser à un maximum de choses positives qui pourraient me redonner du jus : et si j’y arrivais,
Anne-Cécile Martinot serait surement contente, si je n’abandonne pas durant la nuit jusqu’à Dos d’Ane il faut que j’arrive en masquant
mes douleurs pour que le sourire d’une famille non inquiète me booste,Riri je ne vais pas devenir croyant parce que je suis bouleversé
par ta disparition mais ta vie dans ma mémoire en sera fière si je tiens, Fred il faut que tu dormes mais avant passes devant avec ton vélo
virtuel pour que je tienne le rythme comme sur nos 100km, ah les gars et les filles du MDPV si vous saviez comme j’en chie vous souririez
des fractionnés que je vous fais faire, mais c’est moi qui l’ai voulu alors je dois être à la hauteur pour nous tous, mes collègues parisiens,
si vous saviez le pied que je prends dans ma petite tête en ce moment seul dans le noir, la forêt et la montagne sans connaître le chemin,
je suis aux antipodes de la civilisation et c’est là que je trouve ma voie, celle que j’aimerai tant vous faire découvrir. Arrivé à
Roche Plate je suis bien dans ma tête, j’ai à nouveau eu Fred au téléphone avant qu’il n’aille se coucher qui me lit les messages sur
mon forum et je me suis habitué à la douleur de mon genou (tout du moins avec l’effet paracétamol …). Je m’accroche à tous ces messages
de soutien pour me convaincre que je n’ai pas le droit d’abandonner. Je repars cette fois ci avec un compagnon de galère : Christian.
Nous commençons par nous perdre mais heureusement Christian a l’œil et il nous fait faire rapidement demi-tour. Au pire 10mn de
perdues, ce n’est pas grave, peut-être même que cela nous unis davantage. On cause, on cause, on cause. On découvre la vie
de chacun dans l’autre hémisphère ce qui est toujours amusant car on n’imagine rarement qu’un fou puisse avoir une vie si riche,
de telles points communs avec soi. Nos connaissances amusent même. Nous nous soucions autant l’un que l’autre de la blessure
de l’autre comme si elle était devenue plus importante que la sienne. Peut-être la peur que la blessure de l’autre ne casse cette symbiose
si elle venait à empirer. Du coup nous ne parlons plus de la nôtre car il faut tenir, même si pour ma part la douleur est revenue à
son maximum. Malheureusement je n’ai pas le droit de reprendre du paracétamol car c’est minimum 2 heures entre chaque prise.
On enquille ainsi La Brèche, la Crête des Orangers qui sont des successions de montées-descentes. Physiquement je suis de plus en
plus mal avec mon genou qui gonfle. J’avance tel un zombi en suivant Christian qui lui a l’air physiquement pas mal. On bavarde toujours
autant, le temps dans le noir passe ainsi plus vite. Les montées n’en restent pas moins raides, elles se montent impérativement les mains
sur les genoux pour tenir. Il est 1h du matin, nous devrions voir un CP mais avec une telle densité de végétation nous ne voyons rien.
Tout d’un coup de la lumière au loin et de la musique. Nous sommes sauvés c’est bien le bon chemin. C’est bizarre ce CP il est en
contrebas de notre chemin et il y a un grillage tout autour. On essaie de contourner le grillage car nous avons dû nous planter
quelque part mais c’est bizarre. Tout à coup j’aperçois une porte en bois. Ni une, ni deux, je l’ouvre et je déboule dans la descente
jusqu’à la maison. Des Réunionnais viennent à moi, ils semblent surpris. Et pour cause, je suis chez des particuliers qui fêtent un
baptême. Nous sommes morts de rire. Cette rencontre reste pourtant formidable car nous sommes un le cirque de Mafate
où aucune route n’existe pour y venir et au milieu de la montagne et de la forêt nous tombons sur une maison. 10mn à
peine plus tard nous trouvons enfin le CP que nous recherchions. Nous attaquons une longue descente en jouant à saute pierres avant
de remonter vers Cayenne la fameuse boucle infernale qui nous a été rajoutée cette année. Nous avons beau discuter, je n’arrive
pas à m’enlever mes micros pensées pour Eric, ma famille, mes amis, mes collègues et Monceau Assurances. En revanche j’ai
le fol espoir que ma douleur n’empire pas car cela fait des heures que je tiens ainsi, tout comme j’avais pu tenir grâce à Fred
sur notre dernier 100km alors blessé au mollet. Je me dis que si j’arrive dans cet état à Dos d’Ane où m’attend ma famille, plus rien
ne pourra m’arrêter, même avec une jambe cassée. J’aimerai tant savoir ce que Delphine et les enfants m’ont mis comme messages
et chansons sur mon lecteur MP3. Mais je ne l’ai pas, je l’ai volontairement laissé dans mon prochain camelbak à Dos d’Ane, car ce
lecteur est prévu comme médicament psychologique de dernier recours. Du coup j’ai tellement envie de savoir et de vivre le frisson qui
me fait franchir n’importe quelle montagne que je poursuis. Je calcule les heures, non pas pour savoir où nous en sommes car les repères
temps n’existent pas dans un tel environnement, mais pour savoir combien de temps encore nous allons devoir courir dans le noir complet.
Il n’y a pas un poil de lune, il fait vraiment très très noir. Nous traversons quelques ponts suspendus dont un si peu solide qu’il nous est
imposé de passer à un seul à la fois. La nuit est si noire que nous ne savons pas à combien de haut nous sommes même si notre oreille
nous indique clairement plusieurs dizaines de mètres. La longue descente sur les pierres avec le vide à gauche nous oblige à être
extrêmement vigilants, d’autant plus que dans cette jungle et cette nuit noire nous ne sommes pas certains d’être au bon endroit.
Après une Nième descente nous attaquons une Nième montée. Je réfléchis pour reprendre du paracétamol car mon genou me semble
sur le point de lâcher définitivement tellement il me fait souffrir. Je m’en fout, je n’ai pas fait 98 km pour abandonner. Désormais
tant pis pour moi si je dois me blesser plus gravement et finir en marchant avec ceux qui mettent 60 heures, mais je terminerai.
Pour rire, je me lance qu’il ne me reste plus qu’un marathon à courir et vu que j’en faisais 1 à 2 par week-end durant ma préparation
cela ne devrait plus me poser de problème, même si un marathon sur route doit correspondre à 16-17km tout au plus ici. Nous arrivons à
l’école de Grand Place les Bas Cayenne où se trouve le CP que nous avions peur d’avoir raté. J’en profite pour manger vite fait
comme Christian qui au moment de partir m’annonce qu’il irait bien assouvir un besoin naturel. Je l’attends sans souci. Passé 10mn je
suis glacé car dans Mafate cette nuit, il ne fait pas trop froid tant que l’on court, en revanche immobile c’est une autre histoire.
Me voyant greloter un bénévole m’invite à rentrer dans l’école où j’y serai plus à l’abri, mais j’ai peur de rater Christian à son retour,
alors tant pis je saute sur place. Quelques minutes plus tard le voici et nous repartons à l’attaque. Il se sent bien en jambe et moi
j’ai tellement froid que je suis heureux de monter dans les tours rapidement. Nous sommes repartis toujours dans la plus parfaite
obscurité pour une succession de montées-descentes de 300m de dénivelée à chaque fois jusqu’au CP de l’école de Aurère. J’en
ai plein le dos de ces grimpettes, de ce terrain, de cette nuit. Je n’ai pas du tout envie de dormir malgré les 27h passées à courir
et je suis pressé d’arriver à Deux-Bras. Non pas pour le poste, non pas pour l’ascension de Dos d’Ane qui suit et que je redoute
comme la peste, mais parce que je sais qu’en haut de cette maudite falaise se trouvera ma petite famille lorsque j’arriverai
et qu’à ce moment là j’aurai le frisson qui me fait franchir n’importe quelle montagne. En attendant je ne suis pas
à Deux Bras et nous sommes dans une descente terrible pour mon genou comme pour les chevilles. Nous avons rattrapé
un groupe de locaux et nous nous mettons à la file indienne. Christian est à la peine physiquement alors que moi je me
sens regonflé à bloc tel les chevaux qui sentent l’écurie à l’idée d’arriver à Deux Bras. Descendre sur cet enchevêtrement
de pierres est toujours aussi destructeur, mais le faire à un rythme inférieur au mien empire ma douleur. Sachant que Christian
n’est pas bien et que moi je ne vais pas pouvoir supporter cela encore longtemps je propose à Christian de doubler tout le
groupe et de descendre seul jusqu’à Deux Bras où je l’attendrai quoi qu’il arrive. J’attaque, et prendre des risques pour
doubler ces 7-8 coureurs me fait oublier mes douleurs tellement j’y prends plaisir. Mentalement je suis regonflé de voir au fil
du temps de plus en plus de coureurs s’écrouler alors qu’il me semble être en parfaite condition d’un point de vue musculaire.
Enfin débarrassé de tout le groupe je déboule comme un dératé dans cette descente de 700m dans la roche. Je pense
à tous les copains et copines du club qui me trouvent fou et j’ai l’impression de les voir au dessus de mon épaule :
allez Ludo faut que tu sois à la hauteur de ta folie. J’attaque tant que subitement j’ai peur : de l’autre côté de la montagne
j’ai vu une frontale qui a depuis disparue. Me serais-je trompé de chemin ? J’ai un énorme doute car je sais que quand je fonce
j’en oublie parfois certains détails qui sont cruciaux. Je regarde derrière moi : pas une lumière même au loin, devant pareil.
Tant pis je poursuis et arrivé à la Rivière des Galets si je suis du mauvais côté je trouverai bien le moyen de traverser, dans l’eau
s’il le faut. Je poursuis ma descente en mettant tout ce qu’il m’est possible de mettre. J’ai l’impression de faire du ski.
J’arrive enfin à la Rivière des Galets et oh miracle, je trouve une balise de l’organisation, je suis donc du bon côté. Je traverse
la rivière en sautant sur les pierres glissantes puis j’aperçois une lumière devant moi. C’est inutile, mais comme un réflexe,
je suis pris par l’envie d’aller chercher ce concurrent qui est devant moi. Je redouble d’effort et il vient de voir que je suis
derrière lui, c’est la situation que je préfère en course car pour lui la pression monte et je vais tout faire pour la faire monter
un peu plus. Il semble perdre du temps à assurer ses sauts pour traverser la rivière, alors j’en profite pour grapiller
quelques secondes qui me rapprochent encore un peu plus. Il fini par s’écrouler de fatigue et marcher. Je suis déçu,
pour lui car je ne souhaite de mal à personne, pour moi ensuite car le doubler dans ces conditions n’a pas la même saveur
qu’un bel effort. Cette rivière à traverser je ne sais combien de fois me paraît maintenant interminable. Voilà enfin le poste de
Deux Bras. Beaucoup de mes congénères s’arrêtent chez les kinés, mais je crains tellement la manipulation que je ne m’y présente pas.
Ne sachant pas combien de temps derrière moi se trouve Christian je prends le temps de manger car je ne vois aucune lumière
au loin. Je mange lentement, prend le temps de discuter avec ces merveilleux bénévoles ainsi qu’avec les autres concurrents
qui comme moi s’alimentent. Je ne sais pas la tête que j’ai, mais celles des autres concurrents me fait froid dans le dos tellement leurs
visages sont décomposés. Il me tarde que Christian arrive car je commence de nouveau à claquer des dents. J’ai mis mon coupe-vent
mais rien n’y fait. Je me blottis en boule en soufflant entre mes genoux pour me réchauffer. Je ne sais pas combien de temps
il va mettre mais je tiendrai ma parole, tout comme je suis quasiment sûr que si je franchis ce mur de 800m de dénivelée au dessus
de ma tête (Dos d’Ane) je respecterai ma parole de franchir la ligne à la mémoire d’Eric. Je pense à tous mes amis de la métropole
qui dorment, je pense à ma famille qui si je tiens physiquement aura l’agréable surprise de me voir plus tôt que prévu,
je pense à Orlane en me demandant ce que mon expérience pourrait bien lui apporter, je pense à Anne-Cécile Martinot
car pour la remercier de son soutien et de sa confiance je voudrai lui annoncer dès à présent que quoi qu’il arrive je vais passer
cette satanée ligne d’arrivée, je pense à certains de mes collègues avec qui j’ai pu évoquer ma lassitude psychologique l’année
dernière dans cette ascension de Dos d’Ane qui m’attend, je pense à mes parents qui n’ont jamais eu de répits dans la vie et ses
coups du sort et pour qui je dois vaincre la nature, je pense aux copains de la tente 34 que j’ai découvert en avril dernier et avec
qui
j’ai découvert le Marathon des Sables en début d’année, je sais qu’ils me suivent et je sais que certains sont tentés par la
Diagonale des Fous mais ils ont besoin de voir comment je m’en sort pour avoir une référence qui leur dise quelque chose,
je pense à Lolo qui a dû abandonner dans le Tour du Mont Blanc et j’imagine toute sa déception, ... Au bout de presque 25mn voilà
enfin Christian, je me prépare et voyant que j’ai froid il mange en 4ème vitesse pour que nous puissions repartir de suite. Je l’en
remercie et je tente de me réchauffer en reprenant de la vitesse. J’ai peur de vivre le même calvaire que l’an passé dans cette ascension
même si je m’y suis préparé, aussi j’en profite pour décrire ce qui nous attend à Christian qui s’il a déjà 3 Diagonales des Fous à son
palmarès ne connaît pas ce passage. Pas manqué elle est toujours aussi brutale. Nous convenons même avec Christian que nous sommes
là plus près de l’alpinisme que de la course avec une échelle verticale et le vide dans le dos, des passages où un seul pied prend
toute la place disponible pour le passage, un chemin large  comme une paire de baskets avec le vide pour compagnon tout du long
sur notre gauche. A un moment Christian me précède et tire sur une corde pour arriver à monter, en tirant il me coince le doigt entre
la roche et cette fameuse corde, mais avec le vide sur ma gauche je préfère me faire écraser et arracher la peau du doigt que prendre
le moindre risque. Comme dans la montée du col du Taïbit, je commence à manquer d’air et boire est impossible. Il faut donc s’accorder
des poses pour boire et en profiter pour analyser la voie par laquelle nous devons monter. Bien sûr nous nous adressons toujours quelques
mots mais nous sommes loin des longs discours d’auparavant. Arrivé quasiment au sommet le jour se lève et nous permet d’admirer
la folle escalade ainsi que le vide à nos pieds. Nous arrivons enfin au village de Dos d’Ane. Christian s’arrête pour s’alimenter
tandis que moi je poursuis ma course en lui donnant rendez-vous au ravitaillement au stade de foot où m’attendent les miens.
Je pense à Eric car ça y est c’est sûr plus rien ne peut m’arriver. Je pense à Fred qui lorsqu’il se réveillera en métropole aura la surprise
de voir que je suis passé. J’appelle Delphine pour qu’elle se prépare comme dans les stands des formules 1. A l’abord du stade mes enfants
me rejoignent appareils photo et caméscope en main puis courent à mes côtés jusqu’au CP. Je suis porté, j’ai envie de pleurer en voyant
leur joie et en imaginant la mienne lorsque je franchirai dans 4 ou 5 heures la ligne d’arrivée avec eux, du coup je les regarde sans les
regarder pour ne pas déclencher les grandes eaux. J’aperçois Delphine. Cela me serre encore un peu plus car je me rends compte de tout
l’investissement et toute la résistance dont elle a fait preuve pour que je sois à la hauteur. Je m’engloutis ma ration de pâtes
très salées et de dinde pendant que Delphine me finalise mon dernier camelbak. Les enfants me tournent autour et semblent ravis de me
voir enfin arrivé là. Mon genou me fait mal, plus encore depuis que je suis arrêté. J’en profite donc pour reprendre du paracétamol.
En face de moi la dernière montagne à gravir : Piton Bâtard avec 500m de dénivelée puis quelques montées sur 200m encore et après
je serai en roue libre jusqu’au stade de La Redoute à Saint Denis. Christian me rejoint, je lui présente ma famille et nous partageons
ensemble un petit moment de bonheur : manger du saucisson. Delphine me prépare mon lecteur MP3 que j’attendais tant. Les gros
bisous et c’est reparti. Tout en causant j’essaye de faire fonctionner ce foutu lecteur pour écouter les messages et chansons,
mais je n’y arrive pas. Je commence à passer mes nerfs sur l’appareils, il faut dire que la dernière fois que je m’en suis servi c’était
il y a tout juste un an au même endroit, lors de ma première Diagonale des Fous. J’arrive enfin à écouter mes messages. Je suis
porté, j’en oublie même où je suis. J’ai les tripes qui serrent et je suis encore plus décidé à terminer en beauté. Avec la digestion
de ma gamelle de pâtes j’ai du mal dans cette montée où il faut à nouveau monter les genoux au menton pour avancer. Heureusement
Christian est désormais plus frais que moi et il me donne le rythme. Il m’attend même quand il n’entend plus mes pas dans
les siens, il faut dire que je suis arrivé à un niveau de douleur au genou où je préfèrerai me frapper la tête sur les pierres.
Les messages SMS refont surface et me galvanisent à nouveau. Je reprends du poil de la bête. Arrivé au Kiosque d’Affouche
c’est même moi qui pousse pour que l’on ne perde pas de temps. Riri je vais la passer, je vais la passer ! Fred me passe un coup
de fil, il est visiblement heureux de me découvrir toujours en course et si près du but. Que dire de ma joie de l’écouter et de la lecture
des messages qu’il me fait. Je suis sur un nuage. Mes jambes courent tandis que ma tête songe à tous mes amis. Pourtant voici qu’un
bout de route pas long, mais de 1 km tout de même, nous est proposé. J’atteins un niveau de souffrance comme jamais je n’ai connu.
Le revêtement est défoncé et tous les impacts de mon pied avec le sol me font penser que j’ai le genou dans un étau que l’on serre.
Nous doublons pas mal de concurrents qui semblent tous à bout. Lorsque nous arrivons au dernier pointage à Colorado, je m’alimente
en moins de temps qu’il ne faut pour le dire puis je repars. Christian discute avec des bénévoles, aussi je lui dis que je pars en
marchant devant pour gagner du terrain en ne forçant pas et qu’à son retour on recourait ensemble. En fait quelques secondes
plus tard il m’a rejoint et nous repartons en courant. Il me crie même « eh les chevaux sentent l’écurie » tellement je suis en jambe.
Nous déboulons dans la descente en boxant la végétation pour passer. Je m’étale en poussant une grosse branche qui traverse le passage
et qui, plus souple que prévue, me revient en pleine tronche. Je chute en arrière sur les rochers. Toutes les pierres sont couvertes
de boue cela devient de plus en plus glissant et de plus en plus dangereux. Nous en finissons enfin avec cette ultime
forêt avant d’entamer la périlleuse descente sur la roche volcanique qui nous amène au stade. Plus de 30% sous nos pieds et
des amas de pierres partout sur notre chemin. Je sens tout à coup en sautant sur une pierre que ma cheville droite est douloureuse.
Pas le temps de réfléchir ou regarder je continue ainsi, comme je le fais depuis 120 km avec mon genou. Il fait si chaud que cela
nous brûle la peau, j’ai l’impression que la chaleur sort du sol qui n’est que roche volcanique. Je tourne ma casquette dans tous les sens
mais rien n’y fait, je crame ! Arrivé à 1km de l’arrivée, je m’isole mentalement pour finir avec Eric cette course de dingue. A 200m de
l’arrivée Christian et moi nous tenons la main tellement nous sommes heureux. Les enfants me rejoignent à 150m de la ligne
et nous franchissons tous les 4, main dans la main la ligne d’arrivée.

La suite bientôt ...

A+ Ludo le Fou